Un petit essai de votre serviteur. J'ai appelé ca les pinces à linges, mais le sujet, pour ceux qui se donneront la peine de lire (c'est un peu long), c'est plutot le mal du pays. Et je suis sur que certains auront ressenti des choses similaires. Et pas seulement les Bretons !
Le mal du pays vous prend parfois par surprise, dans des circonstances que rien n’invite à penser qu’elles vont le déclencher. Je venais de rentrer du boulot et cherchais à étendre mon linge dehors. Peu avant que j’emménage, notre propriétaire a fait installer un étendoir juste devant l’une des baies vitrées de salon. Celle face à laquelle j’ai installé mon piano, de sorte que je peux jouer tout en regardant les bateaux naviguer dans le port. Enfin, quand les chemises de mes colocataires, ou les miennes, n’encombrent pas la vue. Depuis quelques temps déjà , les pinces à linges déjà bien peu nombreuses s’étaient encore raréfiées. Ce ne serait pas un souci majeur si, dernièrement, une bonne brise, disons 15-20 nœuds, ne se levait vers 18h00, heure à laquelle je rentre généralement à la maison. A plusieurs reprises, j’ai rigolé en voyant la cour parsemée du linge de mes colocs, parfois trempé quand une averse comme Sydney en connaît plus fréquemment qu’on ne pourrait le penser, a décidé de se joindre au vent dans une sorte de compétition climatique.
Or ce soir il faut absolument que j’étende ce linge, et je n’ai aucune envie qu’il connaisse le même sort. Deux pauvres pinces à linge se battent en duel sur l’un des fils, tout juste de quoi retenir une chemise et demi, et j’en ai cinq, plus autant de T-shirts. Il n’y a pas si longtemps pourtant, il y en avait plein, des pinces à linges. Elles n’ont pas pu s’évaporer. Je commence par regarder par terre au pied de l’étendoir, pour voir si quelques consoeurs ne s’y trouveraient pas. Il y a bien quelques cadavres de pinces en plastique, assurément plus fragiles que les deux rescapées en bois (et qui pourtant si on les laisse là , vont y rester pour une prochaine centaine d’années), mais rien qui puisse retenir mes chemises contre le vent. Ne trouvant pas mon bonheur par terre, j’ouvre l’espèce de placard extérieur dans lequel pourrit tout un tas de trucs laissés par les colocataires successifs qui, l’état de la moquette à l’étage me le rappelle tous les jours, ont été nombreux et peu méticuleux. Il y a là une hache tachée de sang, en plastique je vous rassure, sans doute partie d’un déguisement d’halloween, les restes d’une raquette de ping-pong, un semblant de boîte à outils, mais pas de pinces à linge… A tout hasard je regarde dans le pot de fleur sans fleur posé sur le placard, y voyant l’une de mes dernières chances et sentant poindre le stress à l’idée que le pot soit vide. Et il l’est…
Mais bon sang comment peut-on vivre à cinq dans une maison avec deux pinces à linge ?! Tu crois que quelqu’un irait en acheter chez Woolies, à 10 minutes à pied de la maison ? Ah ! Ca va à la gym courir sur des tapis roulants et ça se plaint des bourrelets grossissants, mais c’est pas foutu de se bouger le c** pour se faciliter la vie si ça nécessite 10 minutes de marche… Euh, tu parles de qui, là ? Parce que rien ne t’empêche d’y aller toi, chez Woolies. Et c’est encore ouvert, là . En plus t’as une bagnole, si vraiment t’es fainéant à ce point. Oui parce qu’il y a une grosse côte…
Bon réfléchissons. Je me rappelle vaguement avoir vu sur le côté de la maison des bouts de corde qui devaient servir d’étendoir, avant l’installation de celui qui obstrue maintenant notre vue. Avec un peu de chance, une pince ou deux y auront été oubliées. Je me dirige donc vers l’endroit où je crois avoir vu ces cordes, et commence par les chercher le long de la balustrade qui nous sépare de notre voisine. Aucune trace d’étendoir de ce côté. Je me tourne donc vers la maison, et en même temps que les cordes enchevêtrées contre le mur, je les vois : un chapelet de pinces à linges, certaines en bois, d’autres en plastique. Il doit bien y en avoir 10, non 12 !
Et là , l’odeur d’iode de la Bretagne envahirait presque mes narines. C’est comme si je venais de soulever une pierre à marée basse, devant la maison à l’Ile aux Moines, et que j’y trouve deux fois plus de bigorneaux que la pierre en abrite généralement. Si l’image des bigorneaux est la première à me venir à l’esprit, celle d’un casier remonté sur le ponton du port et dans lequel frétillent tout plein de petits corlazos s’y ajoute bientôt. Parce qu’après tout, presque chaque pierre cache un bigorneau, et que seul le nombre exceptionnel trouvé sous une pierre rappelle celui des pinces à linges sur leur corde. Tandis que les corlazos, bien qu’ils soient pléthore dans les eaux du Golfe, sont l’objet de telles convoitises de la part des pêcheurs amateurs de bar (pour lequel le pauvre petit corlazo va malheureusement servir de vif après avoir été accroché par les lèvres à un hameçon de 4) que certains d’entre eux peu scrupuleux n’hésitent pas à chaparder les corlazos de leurs petits collègues pêcheurs dans leurs casiers, en étant juste un peu plus matinaux qu’eux. Ce qui me fait poser ce sophisme :
Comme dirait mon père, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Or apparemment, les chapardeurs de corlazos se lèvent tôt.
Donc le monde appartient aux chapardeurs de corlazos.
On pourrait éventuellement douter du vol et penser que si le casier n’emprisonne qu’un ou deux corlazos, c’est la faute à pas de chance ou peut-être au manque de « bouate », l’appât, généralement quelques crabes verts écrasés, non sans un certain plaisir, au fond du casier. On pourrait le penser, si une grosse tache humide sur les planches du ponton, à l’endroit où le casier est amarré, ne venait irréfutablement trahir le crime odieux. La frustration du pêcheur honnête qui lève un casier vide, a rapidement tendance à l’inciter à relever à son tour celui de son voisin, de sorte que petit à petit, c’est une véritable guerre des corlazos qui est déclenchée, dont les protagonistes ressemblent à s’y méprendre à ceux de celle des boutons, renforçant ainsi un peu plus le postulat des femmes, qu’aucun d’entre nous ne cherche d’ailleurs à contredire, que les hommes sont avant tout des gosses.
Qui a commencé les hostilités ? Qui sont les peigne-culs, qui sont les couilles-molles ? Peu importe, malgré l’irritation bien compréhensible de celui dont le casier a été vidé, on sent dans le récit récurrent de sa mésaventure une part d’amusement, soit à l’idée des représailles qu’elle fomente, soit pour les plus fatalistes, dans l’observation résignée d’une nouvelle preuve du caractère incommensurable de la bêtise, qui a cela de bon qu’elle prête à rire et donne matière aux meilleures histoires, dont les amis, à défaut de bar faute de corlazo, pourrons toujours se régaler.
La rareté de la pince à linge s’apparente plus à celle du corlazo qu’à celle du bigorneau donc, et m’amène déjà à imaginer une suite peu charitable à mon heureux coup de filet. Une fois mon linge sec, j’emporterais bien ces pinces à linge avec moi, pour être sûr de les retrouver la prochaine fois… Après tout, c’est moi qui les ai trouvées !
J’admire encore un temps ma précieuse découverte, comme pour bien imprimer dans ma mémoire le souvenir d’une pêche miraculeuse, puis commence la cueillette des pinces à linge. Ah ! Zut celle-là est vide. Ou plutôt morte. Enfin, je veux dire, elle s’est brisée sous mes doigts. C’est maintenant la pêche aux palourdes qui s’impose à moi : le plaisir simple de trouver une belle grosse palourde qu’on voit déjà dans le four, couverte d’une noix de beurre à l’ail, suivi de l’amère déception quand ladite palourde n’est qu’une coque vide, ou plus mesquin, une coque remplie de vase. Tiens ! Encore une… Ces pinces en plastique, c’est vraiment de la merde. Des pinces d’élevage à tous les coups. Rien à voir avec les bonnes pinces sauvages en bois.
Quiconque m’observerait en ce moment serait en droit de se demander ce qu’il peut y avoir de si plaisant à ôter des pinces à linges d’un fil, et de si drôle à en casser certaines. Parce que j’en rirais presque, tant le rapprochement avec mes activités habituelles en Bretagne est aussi flagrant qu’inattendu. Une fois le linge étendu pourtant, la douce pensée de la Bretagne se mute en un sentiment pesant de manque. Je regarde la baie de Sydney face à moi. Le pont, majestueux. Les façades des anciens entrepôts, d’un jaune pale qui va s’intensifier à mesure que le soleil achèvera sa descente. C’est beau. C’est sûr…
Mais cette mer n’est pas la mienne. Nous n’avons pas d’histoire commune.
Elle ne m’a pas donné ce que la mer en Bretagne m’a donné : les goûters sur ses plages, baguette-beurre-chocolat-sable. Beurre salé, cela va sans dire. Carrés de chocolat Poulain, noir. Et sable à gros grain, qui craque sous les dents. Les batailles de vase à Port Miquel à marée basse. Les escapades en voilier du même nom, vers Houat, Hoëdic, Belle-Île, Groix, les rivières du Belon et de l’Aven…
Non cette mer n’est pas la mienne. Elle ne m’a pas non plus pris ce que la mer en Bretagne m’a pris : mon avion à élastique, que Stéphane avait absolument voulu essayer malgré ma réticence, pour voir s’il volait bien. Mon avion pour lui en faire la preuve s’était envolé hors de la cabine d’AJY, notre ombrine de l’époque, avant d’amerrir dans le sillage du bateau et d’y disparaître à jamais. Mon frère sait-il à quel point et combien de temps je lui en ai voulu ?
Plus récemment, le pipeau dont Pierro m’avait fait cadeau à son retour d’Irlande, auquel je tenais d’autant plus que l’attention toute simple de mon pote de toujours m’avait touchée. Je l’avais glissé dans la manche de mon pull avant de monter à bord de notre voilier, pensant que l’élastique au niveau du poignet le mettait à l’abri d’une chute que je craignais et qui allait arriver. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, je vis mon pipeau tomber sur le pont sur son do, y rebondir deux fois dans une double croche, passer par-dessus bord au son d’un faible la soufflé mollement par le courant d’air de sa chute, et terminer sa fugue, malheureusement pas sur un sol, mais sur un grave et funeste plouf. Flûte !
La liste est longue, et je ne suis pas le seul à pleurer des objets plus ou moins précieux. Et puisqu’il faut bien en faire le deuil, puisse cette chère mer les recevoir comme autant de présents, en remerciement des siens plus nombreux et de plus grande valeur encore. Prends donc, c’est de bon coeur : la montre de Stéphane, le cartouche en or de Pierro, les Ray Ban toutes neuves de Nono, les manivelles de winch, les poulies de spi, et tous nos plombs, perdus en si grand nombre à pêcher le bezu entre Port Blanc et l’Ile aux Moines, que quiconque se donnerait la peine de plonger à cet endroit en deviendrait le premier producteur mondial (juste devant notre voisin chez qui les billes de plomb de la fronde de papa ont à plus d’une reprise fendu l’air, à défaut du crâne du faisan qu’elles prenaient pour cible). Sans doute la mer ici recèle-t-elle de trésors équivalents. Mais pas les miens, ni ceux de mes proches.
Non cette mer n’est pas la mienne.
Je n’en ai pas sorti ce que j’ai sorti de la mer en Bretagne : des bezus donc, par dizaines. Des maquereaux, par centaines. Des bars, par hasard…
Je n’y ai pas vu tomber un à un les membres de la famille petit baigneur - ainsi surnommée pour ses difficultés notoires à rester sur le pont - bien souvent imités, il faut malheureusement le reconnaître, par la plupart des membres de la mienne. Rien d’étonnant au fond, puisque après tout ces derniers considèrent depuis longtemps la famille petit baigneur comme la leur.
Non, décidément, cette mer n’est pas la mienne.
Pas encore… Car malgré tout je l’aime déjà . Ses vagues m’ont remué comme jamais la mer en Bretagne. Sur l’une de ses plages j’ai trouvé une rose, qui bien qu’elle m’ait finalement percé le cœur de ses épines, y garde à jamais une place privilégiée. Et surtout cette nouvelle mer emplit mes yeux chaque soir et chaque matin, rendant ainsi plus tolérable la privation de celle que je dis mienne.
Après les bigorneaux, les corlazos et les palourdes, j’entrevois à présent une différente analogie, sinon avec un autre fruit de mer, du moins avec quelqu’un qui a décidé d’en faire son plat principal : comme ces pinces à linges que je viens de poser sur l’étendoir, mon équilibre tient au pied que j’ai de chaque côté du monde sur lequel j’évolue, qui me fait basculer tantôt la tête en bas, tantôt la tête en l’air, sans le mettre en péril. Mettez mes deux pieds du même côté, je tombe.
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